Kavita Mukhi, pionnière du commerce alimentaire bio en Inde. Entretien

Valérie Fernando, mai 2010

En ce dimanche du Printemps 2010, le Marché des Agriculteurs biologique a ouvert ses portes dans le jardin de Nilgiri, à Bandra, l’un des quartiers les plus commerçants de la banlieue aisée de Mumbai. Le succès était au rendez-vous, les étals de fruits et légumes se vidant en quelques heures. Les agriculteurs venus du Maharashtra sont repartis satisfaits de leur journée et convaincus de l’intérêt de revenir chaque semaine.

Derrière cette belle idée se trouve l’énergique Kavita Mukhi qui promeut depuis plus de vingt ans une alimentation saine, naturelle et biologique comme partie intégrante d’un mode de vie et de pensée qui respecte les hommes et la Terre.

Kavita Mukhi

Kavita Mukhi, journaliste et nutritionniste de formation, est une figure connue des milieux engagés de la métropole indienne. Fondatrice de la marque de produits alimentaires bio Conscious Food, elle est également membre de La Leche League Internationale. Sa proximité avec les petits agriculteurs, qui l’a amenée à se lancer récemment elle-même dans cette activité, l’a décidée à organiser le premier Marché bio de Mumbai afin d’encourager les petits paysans pratiquant une agriculture biologique, sans pesticides ni engrais chimiques, eux qu’elle considère comme les vrais hommes de science de l’Inde.

Dans un entretien très libre, elle nous raconte avec passion les différentes étapes de son chemin vers l’agriculture bio et témoigne de l’interaction et du lien essentiel à tisser et à entretenir entre villes et campagnes.

Kavita, comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’agriculture biologique ?

Mes parents sont originaires du Pakistan, de Hyderabad dans la Province du Sindh. Après la Partition, ils se sont installés en Inde et je suis née à Bombay. Mais quand mon grand-père a quitté le Pakistan il a reçu en compensation des terres en Uttar Pradesh. J’ai donc vécu sur une exploitation agricole les six premières années de ma vie, donc pour moi, vivre dans une ferme est la chose la plus naturelle du monde. Par ailleurs, mon grand-père maternel était dans le commerce de détail, activité qui m’a toujours beaucoup attirée parce que l’on y rencontre les clients, c’est d’ailleurs pourquoi ce Marché des Agriculteurs me plaît vraiment. Et mon grand-père paternel a été Ministre de la Santé puis Ministre de l’Agriculture. Donc tout est écrit !

Je suis née dans une famille où les gens n’allaient guère chez les médecins. Ma grand-mère, avec qui j’ai vécu 35 ans, était quelqu’un qui ne gaspillait pas. Elle conservait les petits bouts de tissu de chez le tailleur et en faisait des couvertures. Ou bien elle prenait nos vieux cahiers d’exercice et au lieu de les jeter, les découpait en bandelettes qu’elle nouait et utilisait pour allumer le gaz d’un feu à l’autre afin de ne pas gaspiller d’allumettes ! En grandissant, j’ai réalisé sa richesse, de la même manière qu’aujourd’hui je prends conscience de la richesse des agriculteurs.

Puis je me suis mariée et ai eu un enfant. J’ai commencé à l’allaiter mais il était très grincheux et colérique. Les gens m’ont dit : « arrêtez de l’allaiter ». Mais heureusement, une tante avait rapporté des États-Unis un livre intitulé « L’art féminin de l’allaitement », une publication de La Leche League Internationale, qui affirme qu’aucun bébé ne peut être allergique au lait de sa mère. Et un autre livre de nutrition, qui se trouvait chez moi depuis des années, m’est tombé entre les mains, selon lequel le lait animal n’est pas naturel pour les êtres humains. J’ai donc arrêté de boire du lait et mon enfant s’en est bien mieux porté. Il a commencé à téter comme un nouveau né, a automatiquement cessé de sucer son pouce et ses douleurs d’estomac ont pris fin. Donc quelque chose d’aussi simple m’a fait penser : l’alimentation, c’est tout. En réalité je suis même devenue un peu trop sûre de moi et maintenant, après des années, je sais que l’alimentation n’est qu’un élément de notre bien-être et qu’il y a beaucoup d’autres choses comme les rapports aux autres, l’amour, etc. qui contribuent à la santé et au bonheur.

Suite à cela, j’ai étudié à l’Université de Santé et de Nutrition de Bombay. Il y a 25 ans, c’était très nouveau ! En 1990, j’ai ouvert ma propre boutique qui s’appelait Kavita Mukhi Health Shop (« la boutique pour la santé Kavita Mukhi ») : quelques dizaines de mètres carré à Malabar Hill. Puis, en 1999 c’est devenu Conscious Food (« alimentation consciente ») et je l’ai vendue sous ce nom là en 2001 pour payer les études de mon fils. Je suis désormais consultante pour eux en tant qu’éco-nutritionniste.

A l’époque, dans les années 90, je faisais partie d’une organisation appelée Prakriti (« nature »), qui n’existe plus aujourd’hui. Nous avons organisé une conférence sur « l’agriculture naturelle », l’une des premières du genre au Maharashtra, et j’ai été sensibilisée à ce concept (Cf. la fiche sur l’agriculture naturelle). Nous avons aussi été les premiers en Inde à inviter Masanobu Fukuoka, le défenseur internationalement reconnu de l’agriculture naturelle, auteur de « La Révolution d’un seul brin de paille (lire l’article). J’ai alors entrepris de convertir autant que possible mon magasin en boutique d’alimentation bio. Cela signifie que nous ne vendons pas seulement du riz complet mais du riz complet biologique : Conscious Food est la seule entreprise qui ne vend pas d’aliments raffinés.

A cette conférence « naturelle » j’ai rencontré de nombreux agriculteurs qui détenaient un réel savoir. Nul besoin de leur apprendre quoique ce soit. En fait, il y a beaucoup d’agriculteurs bio en Inde, le problème n’est donc pas de trouver des produits bio mais de réussir à organiser et gérer ce commerce. Le client est-il prêt à payer le petit surplus ? C’est ça le problème, rien d’autre.

Pourquoi les aliments bio sont-ils plus coûteux ?

L’alimentation et les légumes bio ne sont pas vraiment plus chers, à moins que les agriculteurs ne paient pour la certification bio. A ce moment là, ils tendent à rajouter ce montant. Auparavant, la certification était beaucoup plus chère, maintenant elle a baissé donc les prix ne sont plus aussi élevés, comme vous pouvez le voir au Marché des Agriculteurs. Et nous ne devons pas oublier qu’ils passent deux jours à aller et venir depuis leur exploitation à Mumbai.

Mais de quoi parlons-nous ? Le monde est devenu fou ! Le vrai prix est de toutes façons en réalité beaucoup plus élevé. Aujourd’hui, en Inde, l’alimentation est subventionnée par l’État de telle sorte que les pauvres puissent manger. Mais le paysan ne peut pas survivre avec un tel prix ! Les intermédiaires achètent à 2 ou 3 roupies le kilo. C’est vraiment tragique.

Avec l’inflation, le prix des dal (lentilles), qui sont un aliment de base, est passé à 80, 90, 100 roupies le kilo. Donc, au final, ce ne sont pas les prix bio qui ont baissé mais les autres prix qui ont augmenté et maintenant on ne voit plus une si grande différence. Les prix bio restent stables car ce sont des prix justes, ceux que tout un chacun devrait payer tandis que le gouvernement ne devrait subventionner les aliments que pour les pauvres.

Parce que, franchement, quel est le prix juste ? Je peux acheter cette dupatta (1) 100 roupies, je peux en acheter une de meilleure qualité à 200 ou 300 roupies, et je ne me poserai même pas de questions. Mais pour l’alimentation nous remettons toujours en question les prix alors même que ces aliments bio ne sont pas frelatés, que personne n’y a mis de produits dangereux, qu’ils sont propres et ne proviennent pas de marchés douteux où des mains sales les manipulent.

A Conscious Food, quand les produits frais arrivent à notre atelier ils sont nettoyés, conservés sans produits chimiques et conditionnés dans d’excellentes conditions d’hygiène. Nous les vendons ensuite à des détaillants qui prennent 30% de marge. Sans pesticides, les aliments bio s’abîment plus rapidement. Il est évident que nous devons donc prendre en compte cet élément dans le prix sinon personne ne survivrait sur le marché.

Comment fonctionne le Marché des Agriculteurs (« Farmers’ Market ») ?

Les vingt agriculteurs qui viennent vendre leurs produits au Marché bio des Agriculteurs sont membres d’une coopérative appelée Organic Farm (« Ferme bio ») dirigée par Ashish Shinde que j’ai rencontré lors d’une conférence d’EcoCert. Cette organisation basée au Maharashtra comprend plus de mille producteurs. Nous souhaiterions d’ailleurs impliquer davantage d’agriculteurs par la suite et diversifier les produits.

Cela fonctionne parce qu’ils sont un groupe. Si j’avais à contacter 500 agriculteurs séparément, ça ne marcherait jamais. Ils s’organisent entre eux et je n’ai affaire qu’à un interlocuteur. Donc, dans ce sens cela a été assez simple et rapide, nous avons mis en place le marché en quelques mois seulement. Tout le groupe est certifié par EcoCert qui est une agence internationale de certification basée en France.

Vente de légumes verts bio au Marché des Agriculteurs de Bandra, Mumbai

Le Marché n’est pas une organisation à but non lucratif car cela est très compliqué à mettre en place. C’est pourquoi nous avons décidé de créer une association de personnes. Même les agriculteurs de la coopérative peuvent en faire partie. Pour faire fonctionner le Marché, nous devons payer la location du jardin, les tables, les bannières, les auvents, etc. Cela nous coûte 25.000 roupies (440 Euros) par mois. Sans compter la publicité qui nous a coûté 70.000 roupies (1230 Euros), avec notamment des affiches collées sur 20 taxis noir et jaune pendant un mois et demi.

Pour le Marché, nous ne faisons payer que les stands que nous appelons nos « sponsors » et qui vendent des produits bio transformés ou manufacturés. Nous ne faisons pas payer les personnes qui viennent avec des produits frais. Par ailleurs, nous ne mettons pas en concurrence les agriculteurs ruraux et urbains : si un agriculteur de la ville qui possède un commerce et une exploitation veut vendre les mêmes produits frais que les ruraux, nous ne l’y autorisons pas, car sinon tout le monde commencera à vendre au rabais. Mais si un agriculteur rural vend des aliments conditionnés comme le ghee nous lui demandons une contribution financière, qui reste cependant très faible, dans les mille roupies.

Quelles ont été vos motivations pour organiser ce Marché dans lequel vous mettez à la fois beaucoup d’énergie, de temps mais aussi d’argent ?

Dans un sens, mes motivations ont toujours été très égoïstes : je voulais des aliments sains ! Je ne peux pas demander à un agriculteur de m’envoyer 2 kilos de pommes de terre toutes les semaines…donc j’ai organisé ce grand marché afin que tout le monde puisse en avoir ! Et quand j’ai goûté ces figues… c’était comme les fruits de Dieu, et je me suis dit que c’est ce goût-là que les aliments doivent avoir ! Nous nous sommes tellement habitués à l’alimentation chimique que nous ne connaissons plus le goût réel des aliments. Et la polémique par rapport aux aliments génétiquement modifiés, notamment les aubergines, a aussi été un élément décisif.

La manière dont les gens viennent me voir et me disent : « Merci ! »… C’est une grande satisfaction et cela montre que nous avons mis en place quelque chose pour lequel il existait un besoin. Mais Bombay est grand, nous pouvons faire mieux. A partir du 3 octobre 2010, nous envisageons de tenir, par mois, deux marché à Bandra, un à Powai (banlieue Nord) et un à Cuffe Parade (Sud de Bombay). Nous devons rendre les gens « accros » de la même manière qu’à Bandra les clients ne peuvent plus se passer du Marché et de ses produits bio ! Mais les jeunes doivent désormais prendre le relais, actuellement je fais trop de choses moi-même.

L’agriculture bio s’invite chez les citadins

Quels changements avez-vous observés au cours de ces vingt dernières années par rapport aux produits bio ?

En fait, je suis vraiment déçue parce que c’est pratiquement le même groupe de personnes qui venait avant à ma boutique et qui vient aujourd’hui au marché. Bien sûr leur nombre a peut-être doublé mais cela reste faible. Où sont les habitants de cette grande ville ? Nous avons 1.700 membres sur Facebook, le journal Hindustan Times a publié un article annonçant l’ouverture du marché, mais les gens ne viennent pas…

Le directeur d’EcoCert India a raconté ce dicton marathi : « Dans le bon vieux temps, le fils le plus intelligent d’un paysan devenait paysan, celui un peu moins intelligent devenait commerçant et le moins intelligent devenait employé ». Maintenant seul le fils le plus bête devient agriculteur. C’est la tragédie de l’Inde.

Après avoir vendu Conscious Food, j’ai eu du temps et j’ai acheté un terrain à Alibag (Maharashtra). J’ai construit une maison écologique avec biogaz, récupération de l’eau de pluie etc., j’ai commencé à cultiver, ce qui m’a encore fait davantage prendre conscience de la valeur des agriculteurs. Ce sont eux les hommes de science de notre pays et nous sommes un pays agricole. Pourtant que faisons-nous ? Nous les acculons à la dette et au suicide à tel point que leurs enfants ne veulent plus devenir agriculteurs. Ces paysans se suicident parce que, dans ce pays, les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. L’Inde est un pays tellement beau et riche. Et pourtant quand vous regardez les rues cela ressemble-t-il à un pays riche ? Vous êtes à Mumbai, la capitale des affaires de l’Inde, et pourtant il y a tant de pauvres, de mendiants et de bidonvilles ! Et la manière dont les gens sont contraints de vivre ! Dans cette ville, une personne par habitation ne peut pas travailler car elle doit rester à la maison pour remplir des seaux d’eau durant les quelques minutes par jour où elle coule. Et, inversement, des gens comme nous ont trois salles de bains. Tout cela est choquant ! Mais les hommes politiques ne pensent pas ainsi.

Si nous, les gens de la ville, nous allons dans les villages et si nous ne nous comportons pas comme des urbains stupides mais que les villageois nous voient manger du riz complet non raffiné, que nous revenons aux pratiques ancestrales, alors ils revaloriseront ces pratiques et ces cultures. Par exemple, sur mes trois acres je cultive des légumes et du riz. Les agriculteurs du coin ont observé une chose : mon voisin met des produits chimiques, moi non, et en cas de vent fort son riz s’affaisse alors que le mien se maintient droit.

Ce dimanche, au Marché, il y avait un petit garçon, fils d’un des agriculteurs venus vendre ses produits, en train de jouer sur la balançoire. Je lui ai dit « S’il te plait, apprend à cultiver les fruits et légumes avec ton papa, et après tu m’enseigneras tout ça ! ». Peut-être que s’il entend cela de la part d’une citadine, il pensera qu’il doit sûrement y avoir quelque chose à découvrir là-dedans et il s’y intéressera. La nouvelle génération doit continuer à pratiquer l’agriculture sinon nous n’aurons plus rien dans nos assiettes. Que mangerons-nous alors ? De l’argent ?

Sources :

D-P-H (Dialogues, Propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale) www.d-p-h.info/index_fr.html