Chiquita, une banane au goût partagé

Etude de cas du livre « Quel commerce équitable pour demain ? »

2009

Neuf heures du matin, le chant des oiseaux brise le silence matinal. Une sympathique grenouille verte aux yeux rouges coasse et bondit de feuille en feuille. Elle semble vouloir indiquer un chemin à suivre : un tracé qui mène à une bananeraie. Dans la plantation, des hommes et des femmes travaillent. Pendant que certains hommes coupent des régimes de bananes, d’autres récupèrent les sacs plastique qui couvraient les fruits. Ces sacs seront recyclés et transformés en pavés qui serviront à la construction du sentier emprunté par les ouvriers agricoles. Quant aux déchets organiques, ils sont jetés dans de grandes tranchées de compostage. L’engrais créé servira de nourriture à des milliers d’insectes et contribuera à fertiliser le sol en libérant des nutriments naturels. Les ouvriers agricoles de cette plantation habitent pour la plupart dans le village adjacent à la plantation. La maison dont ils sont propriétaires leur a été donnée par leur employeur. Leurs enfants fréquentent l’école qui se trouve au coeur de la communauté et dont les professeurs sont payés par l’entreprise. Cette initiative prise dans les années 1990 s’inscrit dans une gamme de mesures adoptées par la compagnie bananière que les ouvriers n’hésitent pas à qualifier de véritable petite révolution sociale. Selon eux, depuis que Chiquita respecte les normes du Better Banana Project (BBP : Projet pour une meilleure banane), la vie est plus simple : l’eau est à nouveau potable et les enfants respirent la santé.

Sur son site Internet, Chiquita arrive parfaitement à plonger l’internaute dans la réalité d’une bananeraie à l’aide d’une visite interactive 105. Selon les informations que l’on y trouve, la scène décrite ci-dessus pourrait correspondre à la réalité de n’importe quelle plantation appartenant à la multinationale. En effet, durant cette promenade virtuelle, au son des oiseaux et des sauterelles, l’internaute s’informe sur les différentes actions mises en place par la compagnie en matière de conservation de la nature, de reforestation, de gestion des déchets, d’amélioration des conditions de vie des producteurs et de développement communautaire. La grenouille aux grands yeux rouges, symbole de la Rainforest Alliance, joue le rôle de guide durant la visite. Après cette balade virtuelle, seuls des éloges peuvent être formulés à l’égard de la multinationale, qui a vraisemblablement fait beaucoup d’efforts ces dernières années afin d’augmenter son capital social et environnemental. Mais qu’en est-il de ses engagements réels ?

Chiquita Brand International, connue auparavant sous le nom de United Fruit Company, est actuellement la deuxième plus grande compagnie bananière au monde après Dole. Ses ventes annuelles représentent un peu plus de 25% du marché mondial, alors que la banane est le fruit le plus exporté dans le monde en termes de volume. Aux États-Unis, dans les années 1990, Chiquita figurait parmi les dix plus grandes marques américaines 106. En Amérique latine, cette multinationale domine depuis plusieurs dizaines d’années l’industrie bananière et demeure aujourd’hui le plus grand employeur de main-d’oeuvre agricole dans la région avec 14 000 employés.

Cette position dominante sur le marché international de la banane, jumelée au lourd passé de la United Fruit Company,expose Chiquita plus qu’aucune autre compagnie à la critique. Au milieu des années 1990, émergent plusieurs groupes de pression qui se consacrent exclusivement à l’industrie de la banane pour y dénoncer des conditions de travail et des pratiques environnementales intolérables. Pour des organisations telles que Banana- Link et Euroban, Chiquita est rapidement devenue le symbole de l’exploitation et l’ennemi numéro un. À travers leurs multiples campagnes de pression, ces derniers dénoncent, entre autres, la mainmise de la multinationale sur le marché de la banane, le caractère insoutenable de la production bananière en monoculture et les mauvaises conditions de travail des ouvriers de la multinationale. Au grand dam de Chiquita, les exemples permettant d’illustrer ces accusations abondent et les images utilisées dans les campagnes de pression sont frappantes.

Dès 1992, afin de réduire l’ampleur des accusations auxquelles elle fait face, Chiquita s’engage dans une démarche de production bananière durable avec la Rainforest Alliance, une organisation non gouvernementale d’envergure internationale vouée à la conservation des forêts tropicales. À travers ce partenariat, qui prend la forme d’un projet pilote durant la première année, les deux organisations souhaitent mettre en place un système de certification fondé sur des standards qui permettrait de minimiser les impacts environnementaux de la production bananière et d’améliorer les conditions de santé et de sécurité des ouvriers agricoles. Chiquita devient dès lors la première multinationale, toutes industries confondues, à travailler en partenariat avec une organisation environnementale et la seule des grandes compagnies dites « de bananes dollars » à se soumettre aux inspections d’une tierce partie.

Malgré ces efforts, en 1998, la virulence des campagnes de pression atteint son apogée. La compagnie est alors frappée par deux événements majeurs. Tout d’abord, en début d’année, une grève sans précédent impliquant 5 000 travailleurs panaméens de la Chíriqui Land Company éclate. Les cinquante-sept jours de grève font perdre 10 millions de dollars de ventes à la compagnie. Peu de temps après, le matin du 3 mai 1998, Chiquita fait la une du quotidien Cincinnati Enquirer. Dans un cahier spécial de 18 pages, la multinationale est accusée de violations des droits humains, d’utilisation abusive de pesticides, de déforestation et de brutalité envers les employés. Malgré le fait que le Cincinnati Enquirer adresse deux jours plus tard des excuses publiques à la compagnie pour avoir publié des informations provenant de sources illégales, le mal est fait et marque au fer rouge l’image de Chiquita. Les campagnes de dénonciation qui suivent ne perdront rien en intensité ni en virulence.

Ces événements, couplés à l’émergence du mouvement de la consommation responsable, ont convaincu les dirigeants de la compagnie de l’importance de redorer l’image de Miss Chiquita, figure emblématique de la compagnie bananière depuis 1944. L’année 1998 marquera le début d’une série d’initiatives afin d’intégrer un ambitieux programme de responsabilité sociale. Tout d’abord, la multinationale intensifie son programme de certification avec la Rainforest Alliance et communique sur les efforts qu’elle fait pour obtenir la certification environnementale sur l’ensemble de ses plantations. En 2003, Chiquita annonce que la totalité de ses plantations (115) respectent les 90 principes de durabilité déclinés en « 200 critères couvrant tant la protection de l’environnement et de la biodiversité que le traitement équitable des travailleurs et les bonnes conditions de travail 110 », alors que 43% de ses plantations indépendantes, qui fournissent 60% des bananes à la compagnie, sont également certifiées par la Rainforest Alliance. L’obtention de la certification est symbolisée par la grenouille de la Rainforest Alliance.

Les changements occasionnés pour atteindre les standards environnementaux, de santé et de sécurité du programme de certification sont alors estimés à 20 millions de dollars et ont occasionné des changements internes et externes majeurs en plus de remettre en question des techniques agricoles centenaires. Pour certains, la confiance et l’expérience acquises par Chiquita à travers ce partenariat expliquent son ouverture d’esprit et son audace dans ses démarches ultérieures de responsabilité sociale . Aujourd’hui encore, le Better Banana Project reste le noyau central du programme global de responsabilité sociale de la compagnie sur lequel sont venues se greffer, au cours des quinze dernières années, plusieurs autres initiatives de responsabilité sociale.

Ainsi, en 2000, Chiquita élabore son code d’éthique « Vivre selon nos valeurs essentielles », dans lequel elle adopte la norme SA 8000 comme norme relative aux conditions de travail et annonce qu’elle travaille à l’obtention de la certification SA 8000 dans toutes ses opérations 111. Cet ajout permet à Chiquita de renforcer la partie sociale de son programme global de responsabilité d’entreprise. En 2002, Chiquita Costa Rica est le premier exploitant agricole en Amérique centrale à obtenir la certification SA 8000.

Résultat de tous ces efforts, en 2001, après quelques années financièrement difficiles, Chiquita annonce un bénéfice de 155 millions avant intérêt, amortissement et impôt, une augmentation de 7% par rapport à l’année précédente. En juin, la multinationale signe un accord international sur les droits des travailleurs avec la Colsiba 112, ennemi de longue date, et l’IUF (International Union Foods). Ce geste historique est alors qualifié comme étant l’un des revirements les plus impressionnants de l’histoire de l’industrie. En signant cet accord, Chiquita devient la première multinationale du secteur agricole à conclure un accord sur les droits des travailleurs. Dans cet accord, la compagnie s’engage à respecter les principes de l’OIT sur ses plantations et pour l’ensemble de ses fournisseurs et de ses sous-traitants. II semble alors évident que Chiquita souhaite perdre sa mauvaise réputation d’exploiteur et améliorer les conditions de travail de ses ouvriers.

Trois mois plus tard, Chiquita publie son premier rapport annuel de responsabilité sociale. Dans un document de 98 pages, la multinationale documente de manière très détaillée sa performance environnementale, financière et sociale. Dans un souci de transparence, la compagnie va jusqu’à exposer l’écart considérable existant entre certaines exigences du SA 8000 et sa performance réelle. Grâce à cette publication, en 2002, la compagnie remporte deux distinctions pour son programme de responsabilité sociale des entreprises et ses efforts afin d’arrimer le développement durable à son rendement commercial 114. La même année, Chiquita rejoint l’Ethical Trading Initiative (ETI), qui a pour objectif d’améliorer les conditions de production dans les chaînes globales des fournisseurs du Royaume-Uni 115. Quelques jours plus tard, Chiquita dévoile son rapport financier pour l’année précédente et les chiffres sont clairs : la multinationale remonte la pente. La demande augmente et le prix payé pour chaque unité de bananes s’élève également.

De plus, en 2002, la multinationale adhère à la certification EurepGAP, certification qui repose surtout sur des normes sanitaires. À partir de ce moment, il est courant de voir apparaître le nom de Chiquita sur les listes des groupes d’investissement éthiques et responsables. Par exemple, dans une étude publiée en 2003 par Stock at Stake Corporate Responsibility Research & Advice, Banana Companies. A Corporate Responsibility Survey, Chiquita se classe au deuxième rang en termes de responsabilité sociale, après les bananes certifiées équitables par FLO et devant Dole. Dans cette étude, la multinationale obtient ainsi le titre de « la moins pire des compagnies bananières » (least bad company).

Désireuse de faire connaître à la population entière le résultat de sa démarche de responsabilité sociale, et plus particulièrement son adhésion au programme Better Banana Project, la multinationale se lance dans une campagne de publicité d’envergure, avec un budget significatif. Cette campagne de publicité est particulièrement intense en Belgique, pays dans lequel la campagne « Chiquita, çavapas » est toujours d’actualité. Ainsi, la compagnie publie dans l’ensemble de la presse belge, sur deux pages complètes, le code de conduite intégral de l’organisation environnementale Rainforest Alliance. Simultanément, la campagne publicitaire envahit les panneaux de la ville. Ici et là apparaissent des grenouilles et des bananes dans des publicités intelligentes et attachantes. Parallèlement, la multinationale lance son nouveau logo, une grenouille sur une banane, autocollant qui figure alors sur toutes les bananes en vente dans les supermarchés européens. La campagne fonctionne bien et les consommateurs achètent de plus en plus de bananes labellisées Better Banana Project.

Voulant s’assurer qu’il n’y a pas de confusion dans l’esprit des consommateurs et que ces derniers n’achètent pas des bananes Chiquita en croyant acheter des bananes équitables, Oxfam- Magasin du Monde (Belgique) lance un communiqué intitulé « Chiquita, ça va mieux ? » Ce dernier a comme principal objectif de souligner que la banane Chiquita, même avec sa grenouille, n’est pas une banane du commerce équitable et que mieux vaut choisir une banane labellisée Max Havelaar.

Effectivement, malgré la mise en oeuvre d’un important programme de responsabilité sociale et des progrès environnementaux manifestes, les organisations non gouvernementales qui dénonçaient Chiquita ne fléchissent pas et continuent à surveiller les actions de la multinationale. En juillet 2007 notamment, à la une du site Internet de l’organisation BananaLink, on trouve le communiqué suivant : « Urgent : au Costa Rica, des ouvriers contaminés par des produits toxiques virés d’une filiale Chiquita. » Comme le démontrent les communiqués des différentes organisations environnementales et de défense des droits humains, on observe aujourd’hui encore de multiples cas d’infractions et de violations, tant environnementales que sociales, de la part de la multinationale. Bref, s’il est vrai qu’elle a fait d’énormes progrès en termes d’engagement écrit, les différentes organisations non gouvernementales estiment que les résultats sur le terrain se font encore attendre. Au Costa Rica, le droit de syndicalisation pose toujours d’énormes problèmes, de même que la flexibilisation des contrats. Au Guatemala, les dirigeants ont refusé aux travailleurs de renégocier leurs conventions collectives, alors qu’au Nicaragua le salaire des employés de certains fournisseurs serait encore de 1,50 dollar américain par jour. Les cas de licenciement sans raison valable sont également fréquents, les conditions de travail des femmes dans les unités d’emballage restent précaires, les violations environnementales, telles que l’utilisation de certains produits interdits, restent d’actualité, sans compter que l’entreprise continuerait de soutenir certains regroupements politiques tels que les escadrons de la mort en Colombie, groupe paramilitaire formé dans les années 1980 pour aider les riches propriétaires terriens à se défendre contre les militants d’extrême gauche. De sorte que les différents groupes de pression et acteurs du commerce équitable ont des doutes sur les motivations et la sincérité de Chiquita dans l’élaboration de son programme de responsabilité sociale ; c’est pourquoi ils continuent à dénoncer publiquement la compagnie.

Tous les critiques sont néanmoins d’accord sur un point : à travers son programme Better Banana Project, son engagement envers le code de conduite du SA 8000, la publication de rapports d’activité francs et transparents, l’entente inusitée signée avec deux importants groupes syndicaux (Colsiba et IUF), sa participation au sein de l’Ethical Trading Initative et sa certification EurepGAP, Chiquita a introduit de nouveaux standards pour l’industrie bananière. Elle a ainsi devancé de beaucoup ses concurrents dans ses engagements environnementaux et sociaux, ne leur laissant d’autre choix que de s’investir rapidement dans une démarche similaire de responsabilité sociale.

Par exemple, lorsque Chiquita a annoncé, il y a quinze ans, qu’elle s’engageait avec la Rainforest Alliance dans un projet de bananeraie durable, Dole et DelMonte ont toutes les deux entrepris des démarches afin de recevoir la certification ISO 14001. Dole offre depuis 2001 des bananes provenant de plantations certifiées biologiques par Skalint et entreprend actuellement des démarches avec le SA 8000118. Dole, qui est déjà associée au système FLO en tant que négociant pour les bananes du Pérou, aspire donc aussi à devenir un fournisseur équitable.

Aux États-Unis, Transfair lui a opposé une fin de non-recevoir en invoquant diverses violations des droits humains dont l’entreprise se serait rendue coupable. Bien que les bananes équitables Dole ne soient pas encore disponibles sur le marché, l’éventualité d’une telle offre pourrait augmenter considérablement l’intérêt que porte Chiquita à la certification équitable. D’autant qu’en 2005, Chiquita était sur le point de recevoir une certification équitable pour l’une de ses plantations au Honduras avant que cette dernière ne soit complètement dévastée par l’ouragan Gamma. Les compagnies de bananes dollars flirtent déjà depuis quelques années avec le commerce équitable et aimeraient bien recevoir l’une de ses certifications.

Fontes :

Extrait de l’ouvrage www2.eclm.fr/livre/quel-commerce-equitable-pour-demain/

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